Entretien avec Frédéric Martin

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Portrait

Frédéric Martin est conservateur en chef des bibliothèques et exerce la responsabilité de directeur des publics à l’Humathèque Condorcet.

Après un mémoire de maîtrise sur le poète baroque Abraham de Vermeil, sous la direction d’Alain Génetiot (1998), puis un mémoire de DEA sur les « poètes furieux » dirigé par Patrick Dandrey, il est lauréat du concours de conservateur en 2002 et intègre la BnF, où il exerce différents postes, dont celui de chef du service Gallica et de directeur de l’accueil des publics. Parallèlement à ses fonctions, il rédige une thèse, publiée en 2022 sous le titre Les Politesses du seuil, poèmes liminaires et sociabilités poétiques (1598-1630) chez Classiques Garnier. C’est à l’occasion de cette récente publication que nous l’avons rencontré pour qu’il nous expose son parcours de chercheur.

Entretien

Pourquoi avez-vous choisi de consacrer un travail de recherche sur la poésie du XVIIe siècle et plus spécifiquement sur les pièces liminaires ?

Il y a avant toute chose un intérêt personnel pour la poésie dite baroque, que j’ai découverte lorsque j’étais jeune khâgneux par la célèbre anthologie de Jean Rousset, mais aussi par la lecture des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, qui m’ont fasciné. Je me suis plongé avec délectation dans la littérature et la poésie des années 1570 à 1630, entre la Renaissance et l’âge classique. La poésie du premier XVIIe siècle est une poétique de l’excès, qui selon moi, cherche à dissimuler, dans une exaltation de l’écriture, les tourments d’un monde morcelé propre à rendre les âmes mélancoliques.

Je n’avais pas spécialement l’intention de recommencer une thèse après 40 ans mais le sujet m’est apparu pendant mon travail sur Gallica et la découverte des recueils et pièces liminaires. Je me suis rendu compte que peu de choses avaient été publiées sur le sujet. Ces éloges amicaux, très répandus, n’avaient pas réellement fait l’objet d’études.

J’ai repris contact avec mon ancien directeur de recherche, Patrick Dandrey, qui s’est montré très intéressé par le sujet, vers 2014-2015. Je n’aurais pas fait la même thèse à 25 ans. Mon expérience professionnelle m’a ouvert des perspectives et, en tant que professionnel du livre, j’étais sensibilisé à l’histoire et à l’évolution de l’objet imprimé. Ma méthodologie est un peu hybride : littéraire, histoire du livre, sociabilité, étude des contextes.

Pouvez-vous définir ce qu’est une pièce liminaire ? Appartient-elle à une catégorie définie ? Depuis et jusqu’à quand les recueils de poésie étaient-ils précédés de ces textes ?

Les pièces liminaires relèvent de ce que Gérard Genette a théorisé sous les termes de paratexte (tout type de discours accompagnant un texte, intégré ou non au livre) et de péritexte (les discours d’escorte réunis dans le même livre que l’œuvre à laquelle ils se rapportent). Il y a différentes catégories de pièces liminaires comme les pages de titres, les épîtres dédicatoires, les préfaces, les avis aux lecteurs, les privilèges et les approbations. Certains éloges sont autographes (écrits par l’auteur), d’autres allographes (écrits par d’autres auteurs). Les pièces d’éloge amical s’insèrent dans ce dispositif complexe, qui forme un seuil ritualisé, avec ses codes et ses pratiques. Le procédé de la dédicace remonte à l’Antiquité. Pour ce qui concerne les poèmes d’éloge amicaux dans les recueils poétiques, leur pratique a duré environ deux siècles. Ils sont apparus vers 1520, deviennent très fréquents entre 1550 et 1650, puis disparaissent progressivement. Leur usage cesse tout à fait au milieu du XVIIIe siècle. Ensuite la préface d’auteur s’impose et s’y substitue.

En annexe de la publication figure un tableau présentant les qualités des laudateurs ; elles sont très variées : chirurgien, écuyer, avocat, juge, religieux, apothicaire, cadre des finances…

C’est sans doute l’une des grandes surprises que m’a procuré ce travail, les éloges amicaux ne sont pas tous écrits par des poètes patentés, mais par un entourage familial, professionnel ou amical assez varié. Les professions et les charges qui apparaissent dans le corpus sont celles de la bourgeoisie et de la noblesse. Les auteurs signent systématiquement leur charge, ce qui dit quelque chose de la société et de la façon dont les gens se présentent. Les poètes font appel à leur entourage de manière très libre. En revanche, je suis surpris qu’il ne soit jamais fait appel aux épouses, même si certaines femmes apparaissent ou d’autres membres de la famille. Ce sont également les réseaux professionnels qui sont fortement sollicités.

Comment expliquer cette diversité ?

Je me suis posé cette question et l’exemple que j’utilise souvent pour la formuler est le suivant : Anne d’Urfé fait paraître au seuil de ses œuvres un poème d’éloge que le grand Ronsard lui-même a composé pour lui. On ne peut rêver meilleure recommandation ! Malgré cela, Anne d’Urfé demande un poème à son apothicaire également. Il ne s’agit pas uniquement d’être soutenu par une sommité mais avant tout de rendre une politesse à un ami, un parent.

Qui commande les poèmes liminaires ? l’auteur ? l’imprimeur ?

C’est l’auteur qui sollicite les poèmes liminaires auprès de ses pairs ou de son entourage. L’imprimeur joue également un rôle, puisque c’est lui qui décide de l’ordre dans lequel ils s’insèrent dans le livre.

Y a-t-il différents styles pour les poèmes liminaires ? S’accordent-ils en général au style des poèmes qu’ils précèdent ?

J’avais envisagé initialement plusieurs parties de ma thèse en fonction du style, mais ce n’était finalement pas pertinent car les poèmes liminaires sont assez homogènes dans leur facture.

Il existe deux grands domaines où l’on a une coloration particulière : les ouvrages de poésie satirique et les recueils de vers religieux. L’inspiration des laudateurs peut adopter une forme sarcastique ou un ton de dévotion selon ces deux genres. Mais ce qui frappe par-dessus tout, c’est une profonde homogénéité de style et de procédés rhétoriques. Les codes de l’éloge en vers amical, qui ne fait pas l’objet d’une théorisation, sont partagés par tous les laudateurs, qu’ils soient auteurs eux-mêmes ou non. Les motifs sont très codifiés : comparaison avec les grands poètes (anciens ou contemporains), recours aux figures de la mythologie, aux thèmes de la postérité et de l’immortalité.

Votre recherche s’est appuyée sur des outils utilisés dans les humanités numériques. Lesquels et dans quel but ? A-t-on accès en ligne aux graphes que vous avez générés ?

La solution technique que j’ai retenue est Gephi, un outil libre de droits reconnu dans le monde académique et scientifique. En réalité, le logiciel de visualisation des données importe peu, il est lié à des technologies évolutives dans le temps : ce qui compte vraiment, c’est le travail d’extraction des données, en l’occurrence l’établissement du répertoire bibliographique qui recense 988 poèmes liminaires et leurs auteurs (anonymes ou non). Le graphe laisse de côté les anonymes et montre les liens entre les personnes nommées dans les recueils ou aisément reconnaissables pour tisser la toile du réseau des sociabilités poétiques de ce temps-là. Aucun outil de reconnaissance automatique des « entités nommées » n’a été utilisé dans cette phase-là, le travail a été effectué à la main. En effet, le travail de vérification des données aurait pris autant de temps que la constitution manuelle de la base de données. L’orthographe des noms de personnes était beaucoup moins stable aux XVIe et XVIIe siècles qu’elle ne l’est devenue aux siècles suivants, ce qui rend l’usage de ce type de technologie moins fiable pour la première modernité, sauf à opérer un paramétrage fin des variantes de formes, lui aussi chronophage.

Des captures d’écran figurent sur mon carnet de recherche politesses.hypotheses.org et donnent une idée de la manière dont les données peuvent être présentées. Il existe plusieurs entrepôts de données qui pourraient accueillir les résultats de ce travail, comme Nakala ou recherche.data.gouv.

Le recours à l’outil numérique ne dispense pas de l’effort d’interprétation, mais il fait gagner du temps et peut servir de révélateur de certains faits. Le graphe des sociabilités poétiques du début du XVIIe siècle révèle ainsi le rôle tenu par certains personnages, moins connus. Dans ce cadre, j’ai travaillé avec l’Obvil et avec M. Glenn Roe, qui était membre de mon jury. La partie graphique n’est pas le cœur de mon projet mais cela apporte quelque chose dans la démonstration : le rapprochement automatisé des cercles d’amis. Il reste, à mon avis, du travail à faire sur l’interopérabilité des différents projets de recherche, la réutilisation des données et leur conservation – ou leur cycle de vie – sur les moyen et long termes.

Le répertoire bibliographique occupe une bonne partie de l’ouvrage. Peut-on en déduire que cela fera référence dans un champ jusque-là non défriché ?

Le répertoire bibliographique est selon moi le cœur de l’étude, il est premier car il répond à un questionnement bibliométrique que je me suis posé au commencement du projet. Ces poèmes d’éloge amicaux relèvent-ils d’une pratique courante et si oui comment mesurer leur fréquence ? C’est en constituant ce répertoire que j’ai pu établir que sur 213 éditions de recueils poétiques publiées entre 1598 et 1630, 70 % comportent des louanges liminaires amicales, dont 70 % sont composées en français. Les références de recueil n’étaient jusque-là pas suffisamment descriptives de leur composition et la mention des poèmes liminaires n’y apparaissaient que rarement.

Il est assez inhabituel qu’un directeur de thèse rédige une préface à une édition d’un de ces doctorants. Cela signifie-t-il que vous avez entretenu une relation privilégiée avec votre directeur ?

Cela a été un très grand honneur et un très grand bonheur d’avoir eu Patrick Dandrey pour directeur de thèse. Il m’a laissé toute latitude de définir mon sujet et de choisir la méthodologie qui correspondait le mieux à ma vision personnelle de la problématique, celle d’un littéraire et d’un bibliothécaire. Il m’a beaucoup soutenu dans les moments de doute et de lassitude. La préface qu’il a eu la bonté d’écrire est un vrai clin d’œil au sujet de la thèse, puisqu’il s’agit d’un texte liminaire, élogieux et amical. On fait perdurer ainsi la tradition.

Continuez-vous, aujourd’hui, à participer à la recherche en littérature ? Sous quelle forme ?

Dans le droit fil de ma thèse, j’ai pour projet de publier une anthologie des poèmes liminaires amicaux (en français modernisé), portant sur une période plus large, un siècle environ, de Ronsard à Voiture.

Je participe ponctuellement à des colloques dont un organisé cette année en Sorbonne, « Usages de l’éloge », en rapport direct avec mon sujet de thèse.

Je souhaiterais poursuivre mes recherches sur les écrits péritextuels, qui relèvent de la littérature et de l’histoire du livre, et qui sont particulièrement abondants aux XVIe et XVIIe siècles. Deux autres publications récentes font état d’un intérêt particulier sur ces questions de péritexte/paratexte au XVIIe siècle : Les idées du théâtre. Paratextes français, italiens et espagnols des XVIe et XVIIe siècles, dirigé par Marc Vuillermoz et coordonné par Sandrine Blondet (Droz, 2020), ainsi qu’un ouvrage sur les pièces liminaires des recueils récréatifs et facétieux du XVe au XVIIe par Tiphaine Rolland et Romain Weber (sous le titre Ventre d’un petit poisson, rions ! aux Presses universitaires de Reims, 2022).


Frédéric Martin lit Renoncer à la poésie? : Jean Le Blanc  à Robert Angot de l’Éperonnière, in Le Prélude poétique de Robert Angot, sieur de l’Éperonnière, Paris, G. Robinot, 1603. Le texte est reproduit en annexe des Politesses du seuil, p. 438-439.

 

 

 

 

 

Adieu Muses, Adieu filles,

Adieu pucelles gentilles,

Adieu mon souci plus cher,

Adieu Reines des vallées,

Des campagnes reculées,

Et du Phocide rocher.

 

Adieu chansons, adieu Lyre,

Adieu le plaisant martyre

Dont m’affolait Apollon,

Trop grave est la Poésie

Qui mon âme rassasie

Pour un siècle si félon.

 

Ainsi je donnai la vie

À cette plainte, suivie

D’un pitoyable regret,

Quand ta parole sucrée

Qui les Dieux mêmes récrée,

Me dit ces mots en secret :

 

Brise ton vœu, je te prie,

Dissipe la fâcherie,

Qui t’inquiète l’esprit ;

Et comme moi prends courage,

À retirer de servage

Les vers que ta main écrit.

 

Angot, ô l’honneur insigne

Et le mélodieux Cygne

Du rivage Cadomois,

Alors tu rompis la trame

 

 

De ce voeu, me baignant l’âme

Du miel de ta belle voix.

 

Tu me fis voir sur la place

Ce livre, qui de Parnasse

Dore le front chevelu,

Que de l’un à l’autre Pôle,

Le Ciel permette où il vole,

Ou que de tous il soit lu.

 

Le Prince à qui tu le voue

Pour légitime l’avoue

Et l’aime aussi chèrement

Qu’Alexandre fit d’Homère

L’Iliade, qui éclaire

D’Ilion le monument.

 

Et bref, que les neuf pucelles,

De louanges immortelles,

Parent ses vers impollus :

Si leur voix saintement pure

Le fait, devant toi je jure

Que je ne leur dirai plus :

 

Adieu Muses, Adieu filles,

Adieu pucelles gentilles,

Adieu mon souci plus cher,

Adieu Reines des vallées,

Des campagnes reculées,

Et du Phocide rocher.

 


 

Entretien réalisé par Pascale Langlois, ingénieure d’études en édition et communication, CELLF, novembre 2022.