Entretien avec Jérôme Laubner

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Portrait

Jérôme Laubner a soutenu sa thèse intitulée Vénus malade. Représentations de la vérole et des vérolés dans les discours littéraires et médicaux en France (1495-1633) en 2022, sous la direction de Jean-Charles Monferran (Sorbonne Université, CELLF) et de Dominique Brancher (Université de Bâle). Il est pour ce travail de doctorat lauréat 2022 du Prix sénior du Centre Maurice-Chalumeau en sciences des sexualités (CMCSS, Genève) ; la publication du livre issu de sa thèse est programmée chez Droz en octobre 2023. Nous avons pu en lire les épreuves pour cette interview de retour sur travaux de jeune chercheur.

Entretien

P.L. – Quel est votre parcours et comment l’idée de travailler sur les représentations de la vérole a-t-elle émergé ?

J.L. – Après un parcours académique en lettres classiques puis modernes jusqu’à l’agrégation, j’ai eu envie de poursuivre les recherches que j’avais entamées en master et qui m’avaient donné l’occasion d’explorer les rapports entre littérature et médecine durant le premier XVIIe siècle, à travers l’étude de la mélancolie dans les tragédies de Tristan L’Hermite. Ce travail m’a montré combien il était fécond d’analyser les répercussions que pouvait avoir une maladie sur la construction des personnages, de l’intrigue et le spectacle théâtral en général. Pour la thèse, je voulais continuer de travailler sur une affection qui permette d’explorer une large gamme de discours. Comme la mélancolie avait déjà été bien documentée et étudiée, M. Jean-Charles Monferran m’a proposé de rencontrer ma future directrice de thèse, Mme Dominique Brancher, grâce à laquelle j’ai pu préciser l’objet de ma recherche doctorale. Mon intérêt pour l’histoire de la sexualité et l’histoire du corps nous a amenés du côté de l’étude de la « grosse vérole ». J’ai alors obtenu une bourse de lancement de thèse d’un an pour préciser les contours de ma recherche. L’école doctorale de Bâle permet en effet de consolider son projet doctoral durant une période préparatoire où l’on suit également des séminaires. Je suis ensuite devenu « doctorant-assistant » au séminaire d’études françaises de l’université de Bâle, ce qui m’a permis de poursuivre pendant quatre ans mes recherches jusqu’à la soutenance.

 

Votre corpus est hétérogène : les textes satiriques, voire satyriques, y côtoient les sommes théologiques. En quoi est-il important, pour bien comprendre de quoi l’on parle, de tenir ensemble ces deux extrémités ?

L’éclectisme est revendiqué et je défends une perspective qui consiste à ne pas chercher des traces de la vérole uniquement dans les textes moraux et médicaux qui se sont développés au moment où l’Europe de la fin du XVe siècle a été confrontée à cette maladie nouvelle. Au contraire, pour comprendre ce qu’une épidémie fait à une société, à ses représentations, à ses manières d’écrire, il n’était pas envisageable pour moi de me cantonner à un seul type de discours. Aller voir ce que les théologiens, les philosophes, les médecins, les romanciers et les poètes pensent de la vérole permet de donner une image plus fine et plus complète du phénomène épidémique : il y a, autour de la vérole, des frictions, des tensions et des oppositions entre les discours à partir desquelles je voulais travailler. Ces disparités permettent de prendre le pouls d’une époque confrontée à une maladie vénérienne associée au péché de luxure en même temps que les textes littéraires peuvent s’autoriser des audaces par rapport à une vulgate punitive.

 

Dans l’introduction de l’ouvrage, vous écrivez : « la vérole d’hier n’est pas la syphilis d’aujourd’hui ». Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par là ?

Il s’agit d’éviter autant que possible de superposer ce que l’on sait actuellement de la syphilis aux représentations de la vérole à la Renaissance (alors même que le mot « syphilis » a été inventé au XVIe siècle par le poète et médecin Girolamo Fracastoro). Il faut questionner nos propres représentations et avoir à l’esprit que nous ne comprenons pas la syphilis aujourd’hui comme l’on comprenait la vérole à l’époque. On sait aujourd’hui que c’est une maladie sexuellement transmise qui se développe en trois phases et se soigne avec une piqûre de pénicilline. Elle est parfaitement distinguée des autres infections vénériennes comme la gonorrhée ou les chlamydioses. Or, à la Renaissance, on confond volontiers la vérole avec d’autres maladies vénériennes (la « chaude-pisse » est censée être un symptôme de la vérole) même si l’on a déjà repéré que c’est une maladie qui fonctionne par cycles ou par phases. Quand on sonde aujourd’hui les représentations culturelles de la syphilis, on pense également à la folie et aux lésions neurologiques terribles qui sont liées à cette maladie. Or ces représentations sont surtout en vogue au XIXe siècle… alors qu’aux XVIe-XVIIe siècles, il n’en est jamais question puisque les rapports entre grosse vérole et folie ne sont pas attestés. Historiquement les lignes bougent donc dans la manière de décrire, de construire et d’appréhender la maladie.

 

Vous consacrez une grande partie de votre étude à une exploration sémantique, montrant que le nom de la maladie lui-même a été rattaché à plusieurs origines géographiques. Pouvez-vous expliquer le voyage spatio-temporel de cette terminologie ?

Avec la vérole, pour la première fois en langue française, un nom de maladie suscite autant de propositions lexicales différentes. S’il existe d’autres noms de maladies à caractérisation géographique (la suette anglaise, par exemple), la dénomination de la maladie vénérienne varie surtout au gré des conflits diplomatiques, ce qui est inédit à l’époque.

En France, on parle plutôt de la « maladie de Naples », alors qu’en Angleterre, dans la péninsule italienne et dans toute la zone du Saint-Empire romain germanique, on la nomme « mal français ». Ces disparités s’expliquent par le contexte dans lequel se trouve l’Europe à la fin du XVe siècle. Avec les guerres d’Italie, la diffusion de la maladie est facilitée ; la nature vénérienne et contagieuse de la vérole accentue la propension à attribuer plus facilement le mal à son voisin.

Au fil du siècle, d’autres propositions émergent : à mesure que se diffuse l’hypothèse selon laquelle la vérole trouve son origine en Amérique, on voit apparaître des dénominations telles que « le mal américain », « la maladie indienne » ou encore « la contagion espagnole », les entreprises de colonisation espagnoles justifiant une telle réorientation des responsabilités dans les maillons de la contamination. Ce qui est fascinant c’est que l’ensemble des territoires concernés par les guerres d’Italie ou par la colonisation se trouve alors concerné par ces redistributions lexicales !

Les Indes me connaissent, / La séduisante Naples me pare. / La Béotienne me répand, / La France, le monde me nourrit. / Indiens, Italiens, Espagnols, Français et vous, écoliers du monde entier, je / vous en supplie, dites-moi donc : quelle est ma patrie ? (Jean de Renou, Le Grand dispensaire médicinal contenant cinq livres des institutions pharmaceutiques, trad. Louys de Serres, Lyon, Pierre Rigaud, 1624 [1608], p. 940 [manchette])

 

Vous montrez que la maladie s’est invitée au cœur d’enjeux sociaux et moraux. Les religions ennemies de la Renaissance (protestants et catholiques) se sont emparées de la topique pour s’accuser mutuellement de déchéance, de paillardise, discréditer la religion antagoniste. Quels auteurs cela concerne-t-il et sous quelles formes leurs diatribes se sont-elles exprimées ?

Je me suis rendu compte que le grand combat d’attribution qui s’est manifesté sur le plan lexical s’est rejoué plus tard au niveau des confessions religieuses : catholiques et protestants se sont accusés d’être d’ignobles vérolés, avec néanmoins une dysmétrie. C’est le camp réformé qui s’en donne le plus à cœur joie pour représenter les catholiques comme des pourceaux vautrés dans la luxure : du moindre petit moine au pape en personne, toute la hiérarchie ecclésiastique est concernée. On trouve des écrits particulièrement virulents chez le poète et théologien Théodore de Bèze ou encore chez l’imprimeur et philologue Henri Estienne. J’ai découvert avec beaucoup d’intérêt la figure du pasteur vaudois Pierre Viret, théologien et réformateur, qui sollicite fréquemment la vérole de façon extrêmement inventive. Sur le plan des formes, ces attaquent varient entre des généralités sur une catholicité corrompue et des assauts ad hominem contre un catholique choisi pour cible, selon une logique vengeresse. Les catholiques de leur côté ripostent, bien sûr, mais avec moins de virulence… L’une des hypothèses que je défends est de considérer qu’il y a comme une rencontre d’aubaine entre une maladie nouvelle et une confession religieuse nouvelle. Les réformés ont trouvé dans la vérole une arme rhétorique que l’on ne trouvait pas dans le langage polémique catholique.

Un bon Evesque ayant tout le visage / Cicatrizé pour avoir combattu / Pour son plaisir en ville et en village / Tant qu’en avoit le nez presque abatu. (Rasse des Neux, « D’un Evesque ayant perdu son nez », Ms. fr. 22560, Paris, BnF, livret II, p. 176.)

Vous insistez et montrez à plusieurs reprises à quel point les poètes ont fait preuve de misogynie, parfois très violente, dans leurs vers. On retrouve en effet le corps défiguré, infirme, les organes génitaux pourris de la femme, souvent une prostituée, dans de nombreux textes. Qu’est-ce que cela dit de la mentalité de l’époque ou des différentes époques de la période étudiée ?

Mon travail m’a amené à parcourir des textes crus et violents à l’égard des femmes. Ces discours brutaux s’inscrivent dans un contexte où les discours médicaux considèrent que les hommes attrapent la vérole à cause des femmes. Celles-ci sont invisibilisées en tant que malades et coupables à la fois. On trouve dans les discours médicaux par exemple l’idée selon laquelle les femmes se purgeraient par elles-mêmes de la maladie grâce à leurs menstruations. Il y a là un fantasme de la toute-puissance du sexe féminin, à la fois capable de souiller tous les hommes et de se prémunir naturellement du venin de la vérole.

Ce qui est frappant, c’est que ces propos révèlent une panique qui s’est mise en place autour des rapports sexuels. S’exprime par exemple dans de nombreux textes le désir de pouvoir scruter l’intérieur du sexe féminin pour s’assurer de la bonne santé de la partenaire. Plus violents sont les discours qui cherchent à punir la femme contagieuse, coupable d’avoir transmis la vérole à un locuteur masculin hargneux. Dans les poèmes obscènes et pornographiques du début du XVIIe siècle, les propos sont essentiellement hostiles à l’égard des femmes mais cette misogynie n’est pas représentative de l’époque puisque ces discours sont rétrogrades. Ils émanent d’hommes refusant un nouvel ordre social plus civil qui se met en place, notamment à la cour. Cette brutalité affichée devient le signe d’une opposition au changement social. Analyser ces discours reste un geste critique essentiel car on comprend mieux comment une épidémie sert également d’arme à un groupe d’hommes cherchant à conforter leur domination.

« Cette peste rôde dans les immondes retraites du sexe féminin » (A. Lecoq, De Ligno Sancto non permiscendo, f. 23r)

L’histoire de la maladie, c’est aussi l’histoire de la thérapie et des thérapeutes et de la vision qu’en expriment les écrivains, les poètes à travers le temps. Quels éléments satiriques les plus saillants se dégagent selon vous des récits que vous avez parcourus, concernant le soin et ceux qui le dispensent ?

La satire contre les thérapeutes est justifiée par le fait que la vérole est perçue comme une maladie nouvelle contre laquelle on ne sait pas exactement quel traitement utiliser : faut-il faire confiance à l’engouement autour des plantes venues d’Amérique ? au contraire, faut-il s’en tenir au mercure, déjà connu des Anciens ? Ces incertitudes thérapeutiques ont nourri la satire qui décrit alors un monde médical ignare, cacophonique, incapable de soigner correctement les malades. Ce qui refait surface, c’est la soif de profit des médecins. Plusieurs textes comiques diffusent l’anecdote selon laquelle des chirurgiens idolâtres se seraient prosternés devant la statue du roi Charles VIII pour le remercier d’avoir mené les premières guerres d’Italie et d’avoir apporté la vérole en France – sur laquelle ils prospèrent ! Si les reproches restent les mêmes, on voit que les discours s’adaptent très vite aux problèmes propres à cette épidémie inédite.

 

Y a-t-il eu des remèdes efficaces ?

La question est forcément compliquée pour nous qui connaissons des remèdes qui nous permettent de nous débarrasser de la maladie. Mais il me semble important de donner du crédit à ce que disent les textes. Le mercure, par exemple, était déjà utilisé dans la médecine arabe pour des problèmes dermatologiques et les médecins l’ont jugé très pratique pour contrer la maladie et en réduire certains symptômes comme les bubons ou les papules. Mais l’on sait que ce métal empoisonnait les malades par ailleurs ! On sait aussi que la maladie fonctionne par phases et il est fort probable que certaines situations présentées comme des guérisons aient plutôt correspondu à des phases d’accalmie de la vérole. Pour autant, je ne pense pas qu’il faille juger a posteriori de ces traitements pour faire de la médecine renaissante un corps de savoirs complètement absurdes. Le traitement de la maladie vénérienne par des métaux a duré encore longtemps dans l’histoire : au XXe siècle, on est passé du mercure à l’arsenic !

Détail tiré de la gravure de Jacques Lagniet, Pour un plaisir mil douleur, Paris, 1657 [BnF, Gallica].
On rit beaucoup à la Renaissance, et il semblerait que la vérole soit l’occasion de « blagues littéraires ». De l’allusion grivoise à l’obscénité la plus répugnante, comment analysez-vous qu’une telle légèreté ait pu être associée à tant de souffrances ? Qu’est-ce que cela dit du rapport à la maladie ? à la sexualité ? Vous montrez que, paradoxalement, la vérole a pu revêtir un caractère prestigieux pour ceux qui la contractaient. Pouvez-vous expliquer cette provocation ?

Qui aura heue la verolle jusques à neufz foys, guerira après trèspromptement sans douleur comme ung aultre sainct Fiacre quiconques en sera surpris et attainct […].  Je scay que lesditz verollez tresprecieux comme dit maistre Alcofribas Nasier en ses Pantagruelines hystoires entre eulx de tel genre de parler se plaisent et font feste. (Le Triumphe de treshaulte et puissante Dame Verolle, f. A4v-A5r.)

Les rapports entre le rire et la vérole sont des objets d’enquête passionnants parce qu’ils sont résolument complexes. Bien entendu, on lit des textes qui se moquent des malades. Ils sont la risée générale car ils ont cédé à leurs pulsions lubriques. C’est un rire de rejet que l’on perçoit alors. Mais on voit d’autres formes de rire se développer face à la vérole. Il y a à la Renaissance une confiance accordée dans la vertu du rire. Bien des auteurs semblent dire « mieux vaut en rire ! ». Ou plutôt, ils considèrent le rire comme une réponse possible à l’effroi provoqué par le surgissement d’une épidémie. Évidemment, les liens entre la vérole et le rire sont facilités car la zone du corps affectée par la maladie est perçue comme ridicule : le « bas corporel » est résolument comique. On va ainsi rencontrer des textes où le « je » poétique se décrit comme atteint de la maladie. S’il peut susciter la pitié en montrant les cures harassantes qu’il doit subir, le locuteur manie aussi l’autodérision pour conserver un lien amical avec le lecteur. Le rire sert alors de ciment social pour le malade, il permet de ne pas être rejeté. Le « je » poétique montre ainsi qu’il est toujours un joyeux luron qui reste dans le jeu d’une sociabilité amusée.

À l’extrémité de ce spectre des rires que peut provoquer la vérole, on trouve des malades qui affichent fièrement leur maladie hideuse et stigmatisante, attitude relevant de la bravade, de la mise au défi d’un ordre établi. Afin de renverser le discours moralisateur, le « je » vérolé et fier de l’être se présente en héros ayant survécu aux traitements antivénériens ; il se montre aussi en jouisseur impénitent, refusant de modérer ses ardeurs et se disant prêt à continuer sa vie sexuelle comme il l’entend. Dans cette crânerie, que l’on trouve surtout dans les textes obscènes du début du XVIIe siècle, on célèbre la toute-puissance de son désir pour afficher sa résistance aux normes sociales : la vérole s’articule alors à cette noblesse du paria.

Allégorie de la Vérole dans Le Triumphe de treshaulte et puissante Dame Verolle, Royne du Puy d’Amours, Lyon, François Juste, 1539 [BnF, Gallica].
Vous avez rédigé votre thèse en partie durant l’épidémie de Covid 19. Est-ce que vous avez pu pointer des congruences entre ces deux épidémies en matière peut-être d’errances médicales, de déni ?

Faire des ponts entre l’actualité épidémiologique du XXIe siècle et la vérole du XVIe siècle est toujours un peu risqué, mais ce qui m’a frappé, par-delà l’errance médicale inhérente à l’appréhension d’un phénomène perçu comme nouveau, c’était de voir ressurgir le besoin d’incriminer une zone géographique d’où naîtrait la maladie et de l’attribuer aux mœurs de ses habitants et habitantes. L’ancien président des États-Unis parlait alors de « virus chinois », ce qui relève d’un usage géopolitique du savoir médical. Se focaliser sur l’origine de la maladie et de ses variants revient aussi et surtout à se détourner de l’essentiel car la gestion de l’épidémie et la mise en place d’un système de soins permettant d’assurer la survie du plus grand nombre étaient alors les priorités. Agiter le spectre de l’invasion étrangère et se dire « en guerre » pouvaient faire oublier la questions concrètes de l’accès aux soins dans des structures hospitalières déjà fragilisées avant même la pandémie.

 

Il y a trente ans, le monde a vécu la propagation du VIH-sida, effrayant par sa virulence, sa létalité. Avez-vous constaté des analogies dans les discours autour de ces deux maladies sexuellement transmissibles à quatre siècles d’intervalle ? dans le rapport à la virilité par exemple ?

Oui, j’étais très intéressé par les discours autour du VIH-sida. Les analogies étaient nombreuses et les études sur cette épidémie ont informé mon regard autant qu’elles m’ont donné des outils méthodologiques pour approcher la vérole à la Renaissance. Même s’il ne s’agissait pas de les transposer au XVIe siècle, les discours théoriques proposés par les spécialistes du VIH-sida ont été des ressources précieuses pour mon travail. Ils m’ont permis de comprendre qu’une maladie vénérienne n’est jamais appréhendée uniquement comme un phénomène biologique. Son existence, sa prise en compte par la société, les représentations qu’elle suscite : tout cela dépend des manières qu’on a de la mettre en mots et en images. On ne peut pas parler de manière dépassionnée du VIH-sida, de même que de la vérole à la Renaissance. Et ce n’est pas sans incidences sur la vie des individus : quand on fait du sida un « cancer gay », cela permet à la population hétérosexuelle de ne pas se sentir concernée par la maladie, idem quand on prend à peine en compte les femmes dans le traitement de la vérole au motif qu’elles s’autoguériraient avec leurs menstruations ! Cela a eu sans doute des répercussions concrètes sur les manière de traiter les patientes, et sur la propagation de la maladie. Resituer la maladie sexuellement transmise dans un réseau de représentations et de discours permet de comprendre la matrice à travers laquelle la société s’empare ou non du problème. Sur ce plan, on se rend bien compte que le rapport à la virilité est important. Je trouve essentiel à cet égard de croiser l’histoire de la santé et celle des masculinités. La vérole génère un discours franchement misogyne de la part d’une masculinité apeurée voire violente. Avec le VIH-sida, on construit des discours sur l’homosexualité comme une altérité masculine prétendument insatiable et efféminée. Il y a donc un réel intérêt à questionner les répercussions de ces maladies sur les codes virils mais aussi, en retour, à envisager ce que certains standards masculins font aux manières de percevoir ou de comprendre les malades et les maladies.

 

Vous venez d’être recruté sur un poste d’enseignant-chercheur maître de conférences à l’université de Montpellier. Quelles sont vos perspectives de recherche ?

Montpellier dispose d’un patrimoine médical immense et je suis reconnaissant à l’égard des collègues qui m’ont recruté de me donner la possibilité de mettre ce patrimoine en valeur grâce à mes recherches. Explorer les fonds de la bibliothèque historique de médecine va insuffler une nouvelle dynamique à mon travail. Par ailleurs, j’ai la chance d’intégrer un laboratoire interdisciplinaire au sein duquel une petite équipe s’intéresse déjà aux rapports entre littérature et médecine. En tant que littéraires, nous allons aussi pouvoir échanger avec des médecins, des sociologues de la médecine, des philosophes du soin ou encore des anthropologues, pour venir renforcer la dynamique qui s’est installée autour des humanités médicales à Montpellier.

 

Est-ce que la littérature intervient plus fraichement dans ce domaine déjà bien investi par les chercheurs en sciences sociales ?

Oui, j’ai l’impression que la littérature en particulier et les arts en général sont davantage convoqués à présent pour travailler dans une interdisciplinarité large sur les questions de santé. La présence de la littérature dans les humanités médicales a ceci d’essentiel que la médecine est aussi une affaire de textes et d’écriture. L’étude des traités médicaux, des correspondances entre médecins et patients, des témoignages de patients ou de médecins le prouve assez.

 

Vous pensez donc que les littéraires ont un rôle à jouer dans les études médicales ?

Bien sûr ! J’ai eu la chance d’enseigner les humanités médicales en première année de médecine à l’Université Claude Bernard Lyon I. C’était un enseignement de sciences humaines en santé, avec un croisement entre histoire, sociologie, philosophie, anthropologie et littérature. Cet enseignement m’a beaucoup plu car il m’a permis de montrer aux étudiantes et aux étudiants que la littérature en particulier et les productions culturelles plus généralement offraient des réflexions sur le soin qui pouvaient s’avérer précieuses pour elles et eux. Devenir de bons médecins et de bons soignants ne peut se faire sans intégrer une attitude critique et réflexive sur les pratiques et les discours médicaux. À côté des savoirs érudits et techniques, la littérature, les arts et les sciences humaines offrent des clés de compréhension du monde.


Entretien réalisé par Pascale Langlois, ingénieure d’études en édition et communication, CELLF, juillet 2023.