Entretien avec Amélie Auzoux

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portrait Amélie

Rencontre avec Amélie Auzoux, docteure, membre du CELLF 19-21, à l’occasion de la sortie chez Classiques Garnier de Valery Larbaud, « cosmopolite » des lettres ?

couverture Larbaud

Comment avez-vous découvert Valery Larbaud et son œuvre ? Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’entreprendre un travail de thèse sur lui ?

J’ai toujours été attirée par la période de la Belle Époque et de l’entre-deux-guerres, j’ai travaillé sur Proust en Master I ; j’avais été fascinée par cette période marquée par des grandes vagues d’importation littéraire, les romans russes, le drame slave, la « renaissance latine » et par les querelles naissantes entre nationalistes et cosmopolites. La question du cosmopolitisme a très tôt été associée au nom de Larbaud, sans que son œuvre fasse vraiment l’objet d’études universitaires.

L’œuvre accessible au grand public est peu conséquente et tient en un volume de la Pléiade mais l’œuvre critique dispersée dans plus de cent trente revues est immense ainsi que son œuvre de traducteur.

L’importance du fonds Larbaud à Vichy, encore peu défriché, est donc une matière qu’il m’a été donné de découvrir et d’exploiter.

Peut-on dire que Larbaud, bénéficiant d’une reconnaissance de son vivant, connaît aujourd’hui un déficit de notoriété ?

Larbaud est en effet méconnu et je souhaitais lui redonner sa place, parce qu’il fut bien au centre de la vie littéraire de son temps. Depuis une dizaine d’années, il y a un regain d’intérêt pour le cosmopolitisme, les passeurs, les « hommes doubles » de la littérature, selon l’expression de Christophe Charle, et l’histoire des revues dont Larbaud fait partie. D’une manière plus profonde, Larbaud qui a le culte symboliste du petit, du secret, du discret, n’a toujours souhaité s’adresser qu’aux « happy few ». « Une grande renommée m’inquiéterait autant qu’elle me gênerait », écrivait-il à l’un de ses amis. Il n’est donc pas si surprenant qu’il demeure aujourd’hui dans l’ombre.

Pourquoi avez-vous encadré de guillemets le terme « cosmopolite » dans le titre de l’ouvrage ?

Larbaud a toujours été « déclaré » « cosmopolite », épithète plus ou moins bien famée, et qu’on ne pourra lui « détacher ». Il convenait d’interroger cette doxa du cosmopolitisme larbaldien. Le politis renvoyait aussi à un aspect plus politique qu’il fallait objectiver et éprouver à la lecture de l’œuvre.

Le portrait de l’écrivain qui se dessine tout au long de cet essai montre une figure contrastée de lauteur, notamment sur le plan des idées politiques : comment expliquer qu’il se revendique de l’anarchisme, de l’antimilitarisme, puis qu’il s’engage en 1914, et qu’enfin il brandisse bien haut l’étendard de la langue française?

Portrait Valery Larbaud. Domaine public
Portrait de Valery Larbaud. Domaine public

On a un peu simplifié, lissé, les traits de Larbaud, dont j’ai tenu à montrer ici toute la complexité. Pour sa trajectoire politique, il s’agit d’un anarchisme de jeunesse, par provocation vis-à-vis de ses origines bourgeoises et protestantes. En 1914, il participe au ralliement patriotique des écrivains de cette période dans une sorte de sursaut national ; puis, après la guerre, une inquiétude de l’ordre et de la reconstruction l’animera, qui se manifeste par un regain de religiosité et pour une défense vigoureuse du patrimoine français. Après la guerre, en tant qu’auteur consacré, il n’a plus à jouer les diables rouges de la langue française et prend la posture d’un maître des lettres désireux de transmettre.

Larbaud se convertit au catholicisme et vous le décrivez comme fervent ; en même temps vous le qualifiez de « jouisseur individualiste », n’est-ce pas antinomique ?

Son catholicisme, tenu secret, est plutôt discret mais c’est pour lui le gage d’une ouverture ; cette conversion orientera profondément ses choix de critique (insistant par exemple sur le génie catholique de Joyce et confisquant presque l’œuvre révolutionnaire du XXe siècle – Ulysses – à l’Angleterre…). Larbaud, angliciste anglophobe ? Tout son « Domaine anglais » est une défense des auteurs britanniques convertis au catholicisme (Digby Dolben, Coventry Patmore, G. K. Chesterton, Aubrey Beardsley, Francis Thompson, Alice Meynell, Edith Sitwell, Liam O’Flaherty…) contre les puritains protestants. Son action littéraire – on pense à Whitman, Hawthorne, Butler, Wilde, Joyce… – est une sorte de sauvetage des victimes de l’anglicanisme puritain… Larbaud revendique par ailleurs une prédilection pour un certain érotisme catholique qui doit beaucoup à l’œuvre de Coventry Patmore.

Là encore, n’est-ce pas paradoxal ?

Larbaud en effet fantasme une femme catholique érotisée. L’attraction pour la femme espagnole, voilée d’une mantille, incarnation de la madone, est l’objet d’émois. Larbaud ne se départit cependant pas d’un aspect patriarcal de la femme idéalisée, qui tient les rôles de mère et d’épouse.

Cette idéalisation de la femme assignée et ses rapports souvent conflictuels avec les intellectuelles de son époque traduisent-ils une certaine misogynie ?

Ses relations avec les femmes sont complexes. Larbaud a amené dans le cercle littéraire de nombreuses femmes auteures, critiques ou traductrices avec lesquelles il a fini par se fâcher… On pense à Adrienne Monnier, Silvia Beach, Marguerite Bennett, Adelina Güiraldes, Mercedes Legrand, Sibilla Aleramo ou encore Mathilde Pomès, dont il confiera à un ami qu’il « virilise sa traduction » de Ramón Gómez de la Serna. Larbaud appartient à son temps et n’échappe pas aux préjugés d’une génération. Deux femmes resteront des interlocutrices privilégiées : la princesse de Bassiano, mécène dont il apprécie sans nul doute la tradition d’hospitalité, et Marguerite Audoux, prix Femina 1910, qui prend très tôt les traits d’un « ange de la maison » de son appartement du boulevard Montparnasse.

Le cosmopolitisme de Larbaud n’est pas un mondialisme, quelles en sont les frontières ?

Larbaud s’oriente vers des auteurs qui lui ressemblent. Véritable arbitre du goût littéraire, il fabrique la littérature française et européenne. Un trop grand nombre d’indianismes à la lecture d’une œuvre, par exemple, le dépasse, bien qu’il exhorte les auteurs latino-américains à se détourner de l’Europe pour puiser dans le courant de leur vie locale… D’où ses limites concernant la transmission des littératures extra-européennes. Il ne s’intéresse pas non plus – ou très peu – aux littératures slaves d’Europe de l’Est au grand dam de Copeau, de Gide ou même de Rivière. Lui-même n’a quasiment jamais voyagé hors d’Europe, excepté quelques séjours de jeunesse en Afrique du Nord. Pourtant à l’époque, on s’intéresse à l’Afrique, à l’Asie, à la Chine, au Japon, les littératures voyagent… La latinité seule exerce un pouvoir d’attraction, d’où un intérêt tardif pour la langue roumaine, la plus latine des langues slaves. L’allemand ne semble plus l’intéresser malgré sa formation en partie germanophone.

Néanmoins, l’engagement de Larbaud est total pour défendre les œuvres qu’il promeut, un véritable « agent secret » des lettres, selon Cocteau comme en témoigne une correspondance nourrie (pas moins de 9000 lettres sont conservées aux archives) d’échanges avec les éditeurs, auteurs, critiques. Parmi les auteurs les plus âprement défendus, on peut citer, outre Joyce, Samuel Butler, Alfonso Reyes, Ricardo Güiraldes, Ramón Gómez de la Serna ou Italo Svevo.

Cette activité de recherche a été dense et longue pour aboutir à cette très riche synthèse. Si vous deviez donner un conseil à un.e jeune chercheur.se qui se lancerait dans un travail de thèse, quel serait-il ?

Ne pas s’enfermer dans une recherche en solitaire. Même si de longs tête-à-tête sont nécessaires avec l’œuvre, il faut échanger, avec le directeur de thèse bien sûr, mais avec des interlocuteurs divers, ne pas hésiter à multiplier les prises de paroles ; cela permet de décanter la matière ; verbaliser en exposant son travail, y compris à des gens qui connaissent peu le sujet, cela est un excellent moyen de clarifier son cheminement.

Quelle est votre activité professionnelle aujourd’hui ?

J’enseigne dans un collège Rep (réseau d’éducation prioritaire) à Saint-Denis ; cela développe un sentiment très fort de l’engagement par la littérature qui peut réunir et rassembler des collégiens d’origines diverses, dont l’intérêt, qui est tout sauf évident pour la discipline, se découvre avec de la patience et de l’inventivité. Il faut sensibiliser les jeunes à la langue française pour leur donner les outils qui leur permettent d’accéder aux œuvres.

Peut-on continuer en même temps une activité de recherche ?

Oui, bien sûr, même s’il faut redoubler d’énergie. Le cosmopolitisme ne cesse de m’intéresser ainsi que la dimension sociale et historique du littéraire. J’ai pu découvrir grâce à Larbaud des intermédiaires des lettres, notamment des femmes, traductrices et critiques, surreprésentées dans cette catégorie, et je poursuis aujourd’hui un questionnement sur l’invisibilité des femmes dans la vie littéraire. Une publication est en cours sur ce thème à la suite d’un colloque que j’ai coorganisé sur les femmes dans les revues littéraires de la première moitié du siècle[1]. Je coordonne, par ailleurs, un Dictionnaire Valery Larbaud (cf. ci-dessous). J’envisage aussi de poursuivre des recherches initiées lors de mes études sur Marguerite Duras.

Êtes-vous sur les rangs pour rejoindre l’enseignement et la recherche universitaires ?

J’enseigne depuis 2015 dans le secondaire et j’aimerais vraiment pouvoir rejoindre l’université et participer à la transmission des lettres ; j’ai été bien classée pour un poste de maître de conférences l’an dernier, ce qui est encourageant ; cela me permettra de mieux développer mon activité de recherche. C’est, en tout cas, un horizon que j’espère proche…

[1] Des Revues et des Femmes : la place des femmes dans les revues littéraires de la Belle Époque aux années 1950, Amélie Auzoux, Camille Koskas et Élisabeth Russo (dir), Paris, Honoré Champion, à paraître.


Morceau choisi :  La lenteur de Valery Larbaud, lu par Amélie Auzoux

Dans une époque à toute allure, où les êtres, les biens, les informations circulent avec frénésie, j’ai choisi le texte « La Lenteur » de Larbaud, dédicacé, non sans humour, à « l’homme pressé » qu’est Paul Morand. Dans ce texte, Larbaud se demande si le luxe, qui a si souvent été associé à la vitesse, de son temps, comme du nôtre (on pense à la voiture, à l’aviation, aux trains), n’est pas aujourd’hui de prendre son temps en toutes choses.

Texte de l’extrait

Et qui sait si de la vitesse elle-même nous ne commençons pas à être las ? À coup sûr elle semble moins belle qu’au temps du Docteur Johnson. Elle est, surtout, commode, et il est agréable de penser que nous l’avons à notre service quand nous en avons besoin. Mais c’est une servante un peu importune, qui vient plus souvent qu’on ne l’appelle. Ce petit défaut, – excès de zèle, – se développe avec les années ; et si nous la laissons faire elle deviendra une servante maîtresse.

Elle empiète sur notre loisir, sur le peu de loisir qui nous reste de sorte que la lenteur tend à devenir de plus en plus marchandise rare et précieuse. Il se peut que bientôt la vanité s’en mêle : lenteur, signe de loisir, du loisir tenu (à tort) pour un produit nécessaire de la richesse, mais senti noble en soi. Et tant mieux si la vanité s’en mêle. Il lui arrive de bien faire. On l’a beaucoup calomniée.

Allez moins vite ; nous ne sommes pas pressés ; ne cherchez pas à dépasser les autres voitures ; au contraire, ralentissez pour laisser retomber leur poussière. Il dit oui ; il essaie d’exécuter l’ordre ; mais c’est plus fort que lui : le démon de la Vitesse, qui est dans le moteur, ne cesse de le tenter et de le vaincre. C’est une des plus grandes difficultés de ce temps : obtenir d’un chauffeur qu’il prenne et garde une allure modérée qui permette de bien voir le pays et de donner au paysage l’attention qu’il mérite.

Le texte s’achève sur la description, une nuit, d’une grande et haute voiture extrêmement lente et silencieuse dans les rues d’une capitale étrangère. « Et qui pouvait obtenir, se payer le luxe d’une telle lenteur ? […] Mais penser qu’il faut n’être pas moins que Monarque pour obtenir la Lenteur !… »


 

Fiche chercheur et publications d’Amélie Auzoux

Voir aussi :

Dictionnaire Valery Larbaud, sous la direction d’Amélie Auzoux et de Nicolas Di Méo, Classiques Garnier, septembre 2021.

Amélie Auzoux : « Je ne vends pas de littérature, moi » ou le rejet
de la « littérature industrielle » du « riche amateur » dans Cahiers Valery Larbaud, Classiques Garnier, n° 57, 2021

 

Réalisé par Pascale Langlois, ingénieure d’études, CELLF, école doctorale 3