Entretien avec Sophie-Anna Fischbach

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Sophie-Anna Fischbach

Interview de Sophie-Anna Fischbach, docteure, membre du CELLF 19-21, à propos de la publication de Jules Supervielle, une quête d’humanisation et Choix de lettres (Classiques Garnier, 2021)

 

Pourquoi avez-vous choisi de travailler sur Supervielle et comment le thème de la quête d’humanisation, qui sert de fil conducteur à votre publication, vous est-il venu ?

 

J’avais découvert l’œuvre de Supervielle en classe préparatoire par l’étude du recueil La Fable du monde ; j’avais été touchée par sa grande sensibilité, sa façon d’exprimer la souffrance (le recueil paraît en 1938, alors que les tensions internationales sont très fortes) et par l’interrogation qu’il soulève sur la place de l’humain dans le monde. Mon sujet de mémoire a porté sur la quête de l’humanisation dans ce recueil de poésies, puis, dans le cadre de ma thèse j’ai élargi mon corpus pour développer la manière dont ce mouvement se déploie sur toute l’œuvre de Supervielle. J’ai tenté de situer le thème de l’humanisation dans l’histoire des idées en analysant également les choix esthétiques impliqués.

 

La bibliographie de Supervielle est assez considérable, de nombreux volumes de poèmes, des romans, divers récits, du théâtre. Pourtant il reste un auteur peu étudié et connu un peu comme un poète scolaire me semble-t-il, pourquoi selon vous ?

On peut souligner le décalage entre la consécration qu’il a connue à son époque et le relatif désintérêt qui a suivi. Cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs. On peine en effet parfois à le situer, tout comme Michaux ; cela est vrai également si l’on considère sa double position entre l’Uruguay et la France ; il a par ailleurs très peu écrit sur son œuvre et sur la littérature. Ce n’est pas un théoricien comme Claudel ou Valéry.

Il passe souvent pour un auteur facile par sa recherche de clarté, qui ne doit pas faire perdre de vue sa profondeur. Sa démarche était à rebours de l’esthétique dominante de la première moitié du XXe siècle.

En revanche, la très belle édition en 1996 de Michel Collot dans la Pléiade lui a conféré un regain de notoriété et de reconnaissance.

Portrait Jules Supervielle
Jules Supervielle

Deux contemporains de Supervielle, Étiemble et Paulhan, ont contribué à le faire connaitre et l’ont toujours soutenu. La correspondance que vous éditez de Supervielle et Paulhan est considérable. En quoi ces deux figures ont-elles influencé son œuvre ?

Paulhan a été une figure majeure pour Supervielle, par La N.R.F. bien sûr, puis par les liens d’amitié, Étiemble vient ensuite. Chacun l’a amené à surmonter ses doutes, et tous deux ont participé à la diffusion de son œuvre. Paulhan et Étiemble dans les revues. Étiemble a également valorisé l’œuvre de Supervielle dans le cadre de son enseignement. Tous les deux lui ont suggéré des réécritures, des pistes d’exploration. Ils l’ont amené à se situer par rapport à sa propre idée de la littérature ; il y a une vraie réflexion sur le sujet qui ressort essentiellement dans la correspondance.

Supervielle a vécu sept ans en exil en Uruguay à partir du début de la seconde guerre mondiale. Il définit ce pays comme une « terre de poètes et de conteurs ».  Quelle est l’empreinte de ce pays dans l’œuvre de Supervielle ?

Question passionnante ! Supervielle n’a jamais écrit en espagnol mais a tenu un rôle important de passeur des lettres sud-américaines, comme Valery Larbaud et Victoria Ocampo ; il a traduit également beaucoup d’écrivains sud-américains. Son œuvre est également marquée par les espaces américains : la pampa, l’océan. Il s’intéresse à certains genres littéraires comme la tradition gauchesca, très importante dans cette culture sud-américaine. Sur le plan stylistique, on peut voir dans la tentation de libération et de violence des motifs qui le relient à Lautréamont et à Laforgue, tous deux natifs de Montevideo.

Paulhan et Supervielle, pour ne parler que d’eux, sont délibérément en retrait par rapport au courant surréaliste. Pourtant, on trouve dans l’œuvre de Supervielle des rapprochements avec le courant surréaliste. Pouvez-vous éclairer ce qui l’en démarque ?

Plus largement Supervielle se méfie de toutes les écoles, dont le surréalisme. Il a peu d’estime pour la personnalité de Breton. Il revendique l’intelligibilité et la clarté en prônant une forme de poésie didactique et de connaissance et reproche a contrario aux surréalistes la recherche de l’obscur et du délire à tout prix, de perdre la dimension heuristique des mots et des images. Malgré tout Supervielle revendique une part d’obscurité : le délire est au fondement de la création poétique mais doit être décanté pour être livré au lecteur. Il se démarque en cela également du classicisme d’Étiemble.

Vous présentez la période des années vingt comme celle de la déshumanisation de la littérature.  Qu’est-ce que cela implique dans la façon d’écrire ? Dans les thématiques choisies ? Supervielle ne participe-t-il pas lui-même de ce courant ?

La notion apparaît en 1925 dans l’ouvrage du philosophe espagnol José Ortega y Gasset (La Déshumanisation de l’art) ; il analyse l’art moderne de manière sociologique ; cela revient à s’écarter de la réalité selon sa théorie, toute une partie de l’art contemporain déforme et s’éloigne le plus possible de l’humain ; sa perception du réel est la moins humanisée possible. Dans l’œuvre américaine de Supervielle des années vingt, le narrateur et l’espace sont souvent déréalisés, l’humain est évacué.

Selon quel(s) processus l’œuvre de Supervielle opère-t-elle sa mue vers une poétique « humanisée » ?

On ne peut pas considérer d’orientation univoque dans l’œuvre de Supervielle par rapport à cette thématique, l’humanisation restera une quête qui parcourt son œuvre. Avec la publication de Gravitations, les espaces horizontaux sont complétés d’espaces verticaux qui correspondent à une dimension de la profondeur du sujet. Le poète se sent davantage reconnu sur la scène littéraire et affronte à cette période ses propres « monstres intérieurs ». C’est cela que je perçois comme des traces d’humanisation…

Vous présentez également une analyse génétique de plusieurs textes, en comparant les différentes étapes de leur élaboration. Y a-t-il une tendance forte dans le travail de Supervielle sur ses textes qui se dégage de cette exploration ?

Cette approche a déjà été mise en œuvre par Michel Collot et Almuth Grésillon. De nombreux manuscrits ont été conservés en Amérique et à la bibliothèque Jacques-Doucet, à Paris. Cette démarche permet de rendre compte de plusieurs lignes de force qui traversent l’œuvre. Supervielle accordait une importance extrême à la réécriture, ce qui a donné lieu à de nombreuses rééditions. Il emploie volontiers l’image du mouvement vers la lumière : idéalement la genèse constituerait une élucidation pour gagner en clarté, en intelligibilité et s’approcher d’une vérité intérieure d’ordre existentiel ; cela passe par un travail de structuration du texte en poésie et d’effacement de l’intime, de confrontation aux pulsions et aux angoisses.

En prose, il en va autrement, car Supervielle accorde une place fondamentale au lecteur. L’écrivain travaille sur la linéarité du texte, la logique, il va s’agir surtout d’atténuer les pulsions. Pour le théâtre, l’impératif de la représentation est encore distinct, et lui impose la réécriture des pièces. Extrêmement sensible aux réactions du public, il les reprend constamment.

Vous publiez une abondante correspondance de Supervielle. Comment y avez-vous eu accès ? Avez-vous travaillé avec sa famille, ses descendants ? En quoi la fréquentation intime d’un auteur par sa correspondance peut-il changer le regard qu’on lui porte ? Cela le rend-il plus proche ? plus trivial ?

Je remercie Daniel Bertaux, petit-fils, ayant-droit de l’auteur qui m’a autorisée à accéder à la correspondance et à la publier ainsi que Claire Paulhan, petite-fille et ayant-droit de Jean Paulhan.

L’examen des manuscrits familiarise avec la graphie de l’auteur, qui est une part d’intime. J’ai découvert, dans l’exploration de la correspondance, une personnalité touchante, constamment travaillée de doutes, qui s’ouvre également sur des épisodes personnels comme sa maladie. Sa relation à Paulhan est complexe. Elle est marquée par l’amitié et des épisodes de connivence, d’humour, mais parfois transparait une forme d’aigreur et de jalousie quand le critique témoigne son intérêt pour d’autres poètes ! On perçoit, à la lecture de la correspondance, que Supervielle se situe à la croisée des chemins : il échange bien sûr avec des écrivains de La N.R.F., des Cahiers du Sud, mais aussi avec des jeunes poètes surréalistes, des auteurs hispano-américains. Je m’intéresse à un second choix de lettres, notamment adressées à André Gide, Marcel Arland ou Franz Hellens, pour compléter le panorama pour se repérer dans ce milieu foisonnant de cette première moitié du XXe siècle.

Vous êtes plusieurs chercheuses ayant fréquenté la Sorbonne à peu près simultanément à avoir travaillé sur cette période et sur des auteurs proches. Avez-vous eu l’occasion d’échanger et de collaborer pour vos recherches ?

J’ai travaillé avec Amélie Auzoux (cf. entretien sur le site) et Clarisse Barthélémy qui ont étudié des auteurs de la période (Paulhan et Larbaud). Nous avons confronté nos recherches à l’occasion de colloques et de publications, et cela a permis des éclairages féconds. Les auteurs qui nous occupent ont pu être oubliés pendant une période et on les redécouvre actuellement. Un réseau de liens se reconstitue et nous sommes au cœur de cette histoire littéraire et des idées que l’on contribue à faire émerger. Nos directeurs de recherche, Michel Jarrety, Didier Alexandre, ne sont évidemment pas pour rien dans cette direction qu’ont prise nos études littéraires.

Aujourd’hui, vous enseignez en classe préparatoire : est-ce qu’on y étudie Supervielle ?

Je bénéficie d’une certaine latitude dans mon enseignement car les thèmes de littérature sont très larges. Ainsi je peux aborder l’œuvre de Supervielle par rapport à des questionnements au programme, tels que littérature et morale, le lyrisme. Les étudiants connaissent peu le poète mais y sont sensibles ; ils aiment découvrir cette période qu’ils méconnaissent et dont les questionnements les touchent : comment habiter le monde ? comment se situer par rapport à autrui ?

 

Si vous aviez un conseil à donner à quelqu’un qui voudrait s’engager dans un travail de thèse aujourd’hui quel serait-il ?

En partant de mon expérience personnelle, je l’encouragerais à vérifier qu’il entretient de vraies affinités avec son sujet, avec son auteur ; en ce qui me concerne, cela va faire près de vingt ans que j’étudie Supervielle ! Dans les moments difficiles, qui ne manquent pas d’arriver quand on entreprend un travail de thèse, retrouver une œuvre à laquelle on est sensible est appréciable !


Expérience sonore

Lecture par S.-A. Fischbach du poème de Supervielle « Rien qu’un cri différé qui perce sous le cœur » (dans la section « Nocturne en plein jour » de La Fable du monde, recueil de 1938).

 

Accès à l’audio :

 

 

Rien qu’un cri différé qui perce sous le cœur
Et je réveille en moi des êtres endormis.
Un à un, comme dans un dortoir sans limites,
Tous, dans leurs sentiments d’âges antérieurs,
Frêles, mais décidés à me prêter main forte
Je vais, je viens, je les appelle et les exhorte,
Les hommes, les enfants, les vieillards et les femmes,
La foule entière et sans bigarrures de l’âme
Qui tire sa couleur de l’iris de nos yeux
Et n’a droit de regard qu’à travers nos pupilles.
Oh ! population de gens qui vont et viennent,
Habitants délicats des forêts de nous-mêmes,
Toujours à la merci du moindre coup de vent
Et toujours quand il est passé, se redressant.
Voilà que lentement nous nous mettons en marche,
Une arche d’hommes remontant aux patriarches
Et lorsque l’on nous voit on distingue un seul homme
Qui s’avance et fait face et répond pour les autres.
Se peut-il qu’il périsse alors que l’équipage
A survécu à tant de vents et de mirages.

Jules Supervielle


Ouvrages cités (cliquer sur la couverture pour accéder au site de l’éditeur)

Fiche chercheur de Sophie-Anna Fischbach

 


 

 

Entretien réalisé par Pascale Langlois, ingénieure d’études CELLF, école doctorale 3